La Forêt de l'Hermitain
Grande de 614ha, cette forêt abrite chênes et châtaigniers dans un cadre préservé. De nombreux sentiers permettent de s'y promener. Dernier vestige de la Sylva Savra - forêt de la Sèvre - la Forêt de l'Hermitain fut beaucoup plus étendue par le passé et ses clairières qui la parsemaient ont permis aux premiers groupes humains de s'y installer il y a plusieurs milliers d'années.
« La main dans la main »
Récits du terroir poitevin (de l’an 250 à l’an 1900) de Jean Rivierre
Extrait « Résurrection. La vie d’un cultivateur de Goux en l’an 1720 » - Chapitre I
« Il est, au cœur du Poitou huguenot, un pays mystérieux.
Ce pays n’a pas de nom. Sur aucune carte vous n’en trouverez le nom. Quand vous y passerez, demandez à qui vous voudrez comment le pays s’appelle : on vous répondra par le nom d’un hameau, ou d’une ferme perdue dans les grands arbres. Mais ce ne sera pas le nom de ce pays qui n’en a pas.
Ce pays n’a pas non plus de limites très précises. Aucun préfet des Deux-Sèvres ne saura vous les indiquer, non plus qu’aucun garde-champêtre. Ce sont pourtant messieurs bien renseignés, mais qui ne peuvent voir ces choses-là. Le pays dont je parle s’étend sur plusieurs paroisses, mais il ne couvre entièrement aucune d’elles. Ce que j’affirme, c’est que c’est un pays distinct de tous les autres. Il faut être, sur la nouvelle route goudronnée, un voyageur bien pressé pour ne s’apercevoir de rien en le traversant. Pour quiconque y voyage à pied, pour quiconque sait parler avec l’arbre, avec la terre et avec l’eau, avec la voix présente et proche du passé, il est clair qu’il y a là quelque chose qu’on ne trouve pas ailleurs.
Ce pays est un pays fermé. Non pas qu’on n’y puisse venir, de partout. Mais justement quand on y entre, on dirait que quelque chose se referme sur vous. On se sent pris, entre ces bois et ces haies. Aux quatre coins de ce pays, sans doute quatre anges se tiennent-ils, gigantesques, invisibles, et muets. Ce serait eux, alors, qui tiendraient étendu sur les champs ce voile de brume très légère, presque impalpable, qui n’est pas faite d’humidité, mais de silence, et qui flotte là depuis des siècles. Je croirais fort que ceux qui sont nés là, et qui y vivent, ne s’en sont pas aperçus. Mais pour celui qui vient d’ailleurs, le doute n’est pas possible : il plane sur ce pays une présence mystérieuse, qui met le doigt sur les lèvres, et qui dit : chut !
Les bruits en ce pays semblent faits pour s’éteindre. Les chemins semblent faits pour se dérober, derrière le proche tournant. Les maisons semblent faites pour se cacher, et elles ne s’en privent pas, tirant devant elles des rideaux d’arbres. Les feuilles semblent faites pour tomber, tant on en trouve au sol, même au printemps, d’épais matelas.
Les hommes enfin semblent faits pour s’enfuir : ils n’ont jamais qu’un pas à faire pour disparaître.
On croit toujours être seul, dans ce pays, mais cela ne veut pas dire qu’on le soit. Des naseaux fument, derrière la haie ? C’est qu’on laboure. Des brindilles ont craqué sur la droite ? C’est qu’on fagote. Parce que vous ne voyez personne, ne dites jamais : nul ne me voit ! Plusieurs yeux vous regardent peut-être, et de tout près.
Que l’on monte de Saint-Maixent, ou de La Mothe, ou de Celles, ou de Melle, qui sont en vérité de grandes et
populeuses cités, allant jusqu’à réunir quelques milliers d’habitants, on découvre toujours ce pays du silence. Et que l’on vienne de la grande plaine nue de Niort et de Mougon, à peine relevée de quelques cyprès épars, ou des terres calcaires d’Exoudun, parsemées de noyers, ou encore des lumineuses collines qui, vers Melle, descendent vers le Midi, on pénètre tôt ou tard, sur cette terre étrange, où la lumière baisse d’un degré, où le soleil même et sa chaleur, où le vent même et sa rigueur, doivent se faufiler et se fragmenter entre d’innombrables cloisons.
Ce pays, c’est le sommet, le cœur, c’est le réduit secret de toute une région. C’est la retraite où il faudrait aller si l’on avait à fuir. Aux derniers temps huguenots, ce fut la citadelle de la résistance : les vallées et les villes s’étaient ouvertes à l’adversaire accueillant comme toujours le vent qui vient de loin. Quand on voulait retrouver Dieu on montait silencieusement là-haut, la nuit, par les sentiers. On y trouvait toujours quelque assemblée et quelque prédicant. On s’apercevait avec joie qu’on était encore des milliers. Puis on redescendait, comme des ruisseaux d’eau vive, dans toutes les directions.
Car ce pays est un pays de sources. Savez-vous comme s’y appellent les villages ? Ils s’appellent Fomblanche,
Fombedoire, Fombelle, Fonmorte, Fonquerré, Fonchâtré, Fontagnou, Fonfréroux… et ce sont autant de fontaines. Faites quelques pas, sans presque monter ni descendre : vous passerez d’un versant sur un autre. Il est telle colline, haute de quelques dizaines de mètres, d’où les eaux rayonnent, sous vos yeux, vers la Sèvre et vers Niort, vers la Charente et Rochefort, vers Poitiers et vers Nantes, enfin, par la lointaine Loire.
Il est dans ce pays, des chemins bien curieux. Ils sont parfois très étroits, d’une étroitesse déconcertante. Ils
s’étranglent entre des haies plus larges qu’eux, qui ne cessent de les mordre, et les charrettes qui s’obstinent à y
passer écrasent et souillent au fond des ornières l’extrémité retombante des fougères. Ailleurs, ces chemins
s’élargissent, et se revêtent d’une boue végétale splendide, rougeâtre, épaisse, marquée de mille trous qui sont les mille pas des bœufs, mais d’une boue dans laquelle on ne se perd pas, car le roc n’est pas loin, et pointe ici et là en chails aiguisés défonceurs de semelles. Ailleurs encore, ces chemins deviennent des avenues, où se côtoient plusieurs ornières concurrentes, et forment aux carrefours de vastes plans bosselés, surveillés par quelques châtaigniers qui furent au temps passé témoins des singuliers ébats des sorcières. Et ces chemins majeurs sont loin d’être les seuls : ce ne sont point chemins de piétons. Ceux-ci pratiquent de préférence de simples traverses, qui coupent au plus court par des trous dans les haies, et que nul étranger ne soupçonne.
Le vrai roi du pays, c’est l’arbre : le châtaignier, surtout, ou, comme on dit, la talle. Il en est de toute espèce et de
tout âge. On en voit dans les bois des armées de très jeunes, frissonnants et tout pâles, serrés les uns contre les
autres, et qui savent qu’on ne les laissera pas vivre, et que fraternellement un jour ils périront ensemble : le pied
restera bien, mais c’est toujours à recommencer ! Il en est d’autres par contre qui sont des vieillards vénérés,
énormes, aperçus de très loin, tordus, tourmentés, terrifiants dans la nuit, allant de la splendeur à la décrépitude, et qui vivent solitaires, de loin en loin, ne frayant avec nulle autre race d’arbres, ne frayant jamais qu’avec eux-mêmes et formant alors sur les chaumes de majestueux parterres de rois.
On pourrait bien longtemps parler de ce pays. Finissons-en ! Le mieux est d’y aller, de suite, et de gagner à travers tout ce mystère l’endroit qui, de tous ces endroits, est le plus mystérieux.
C’est un bois.
Un bois comme on n’en voit pas beaucoup en Poitou.
Il est dressé sur une croupe assez élevée, et il devrait dominer l’horizon.
Mais nous sommes dans un pays où les arbres suffisent à cacher les montagnes. On ne le voit que par échappée, par hasard, par quelque fissure dans la sylve, de loin, peut-être alors que de tout près, sous les couverts, on peut y arriver sans l’avoir vu.
Je sais cependant des endroits d’où on le découvre fort bien. On contemple alors un spectacle inhabituel au pays : un bois très sombre, presque noir, un bois de sapins et de pins. Il tourne le dos aux vents du nord. Il descend en pente roide au midi. Quand on en a trouvé l’accès, on est encore retardé par des genêts, des broussailles, des fougères.
Mais si l’on persévère, on atteint enfin le sol sableux où tombent d’en haut les fines aiguilles dorées. La brise prend une voix qu’elle ne possède que là. On est absolument loin, semble-t-il, de tout ce qui est vivant. Les branches commencent si bas qu’on ne peut voir très loin, mais les soirs d’été, le soleil couchant se glisse par en-dessous jusqu’au tréfonds du bois, et tout devient lumineux et blond. Le sol est parsemé de petites roches très dures, ce qui fait que de tout temps, ce bois s’est appelé le bois des Roches. Ne cherchez pas ailleurs : c’est là que tout se noue.
Vers la droite, on trouverait le vieux bourg de Goux, le Goos celtique, quatre maisons à peine. À gauche, c’est le
bocageux Fombedoire, qui fut longtemps Thérouanne. En face, à quelques deux cents pas, c’est la sombre masse arrondie, indéfrichée, indéchiffrable, pleine de ruines sous les grands arbres reste d’une forteresse moyenâgeuse, que l’on appelle la Motte d’Aiglemier. Entre ces deux gardiens immenses et silencieux, une ferme s’est nichée, dont à peine on aperçoit les toits. Et c’est La Foye, la Foye-de-Goux (1).
Là demeurait, avec sa femme et ses enfants, en l’an 1720, le fermier nouveau converti, Jean Savariau, des affaires duquel nous allons maintenant nous mêler. »
(1) Aujourd’hui commune de La Couarde (Deux-Sèvres)